Tout a commencé l’année dernière, en 2023, lorsque je découvris une boîte mystérieuse dans le grenier de mes parents. Cette boîte, assez ancienne et couverte de poussière, contenait plusieurs coupures de presse jaunies et trois décorations : la Légion d’honneur, la Croix de guerre 1939-1945 et la Croix de la résistance avec palmes.
Surpris et intrigué, j’interrogeais ma grand-mère qui me donna les clés de ce mystère : ces décorations furent attribuées après la guerre, à titre posthume, à mon arrière grand-oncle, Robert Kieffer, qui a été fusillé par les Allemands le 15 juillet 1943, à l’âge de 23 ans, pour acte de résistance.
Quatre-vingts ans après, son histoire mérite d’être racontée.
Robert Kieffer
Né le 8 juin 1920, Robert Kieffer était le fils de commerçants de Bischheim. Il avait suivi sa scolarité au collège épiscopal Saint-Etienne où il avait réussi son baccalauréat en 1939.
Comme tant d’autres jeunes de son âge, il fut mobilisé dans l’armée française en 1939. Rentré du front à Strasbourg après la défaite de juin 1940, Robert Kieffer, alors âgé de vingt-ans, reprit ses études mais fut temporairement obligé de se rendre à l’Université de Heidelberg. Après l’annexion de fait de l’Alsace, les écoles et les lycées avaient rouvert au mois d’octobre 1940. Mais l’Université de Strasbourg était restée fermée, ses professeurs étant envoyés en « rééducation pédagogique » en Allemagne. Pour continuer leurs études les étudiants alsaciens devaient s’inscrire dans les universités allemandes de Fribourg ou d’Heidelberg.
Refusant le régime nazi et l’annexion de l’Alsace, Alphonse Adam, Robert Kieffer et quelques amis créèrent, en juin 1941, un groupe de résistance composé de jeunes étudiants et lycéens catholiques. Ils lui donnèrent le nom de « Front de la Jeunesse Alsacienne (FJA) ».
La création d’un groupe de résistants issus de Saint-Etienne
L’action du petit groupe débute vraiment le 23 novembre 1941, le jour de la création de la « Reichuniversität Strassburg ». Les nouveaux membres jurent alors fidélité au drapeau français sur un crucifix. L’abbé Léon Neppel, curé de Schiltigheim, est leur chef spirituel. C’est dans son presbytère que tous les vendredis les dirigeants du groupe se réunissent.
Au printemps 1942, le groupe rassemble clandestinement tous ses membres au Mont Sainte-Odile.
En juillet 1942, le FJA accueille des jeunes qui sont déjà dans la vie active et ne recrute plus uniquement dans le milieu universitaire.
Progressivement, le groupe crée des antennes sur toute l’Alsace, à Saverne, Haguenau, Colmar, Mulhouse, dans la vallée de la Bruche et même en Moselle. Le FJA se lie également à d’autres groupes de résistants comme celui de Charles Bareiss ou des filières de passeurs comme celles de Joseph Seger et René Brecheisen.
L’action du FJA
Les jeunes résistants du FJA étaient animés par un double idéal : leur patriotisme et leur foi catholique. Si le premier guidait leur action quotidienne, le second leur donnait courage et réconfort, tout en leur posant des limites morales. Ainsi, les membres du FJA se refuseront toujours à faire couler le sang de leurs ennemis (alors que la tentation était grande !).
À l’aide d’une simple machine à écrire et à d’un « duplicateur », le FJA fabrique des tracts antinazis et les diffuse dans tout Strasbourg et ses faubourgs. Le groupe participe aussi à l’évasion des prisonniers de guerre. Les évadés sont exfiltrés par la vallée de Munster, les alentours de Hohneck et le Lac blanc.
La sœur d’Alphonse Adam, Micheline, alors employée à la section de la police administrative de l’administration d’Alsace, parvient à réaliser des copies des documents secrets. Surtout, elle subtilise un cachet officiel qui permet au groupe de réaliser des faux papiers. Grâce aux jeunes déjà dans la vie active, le groupe entreprend aussi des sabotages, visant notamment les centraux téléphoniques de l’armée allemande.
Le 25 août 1942, un nouveau tournant est pris par le groupe de jeunes résistants. En effet, l’incorporation de force des jeunes Alsaciens dans la Wehrmacht est ordonnée. Le 30 août, le FJA diffuse des milliers de tracts, invitant les jeunes à s’opposer à cette incorporation. Ce tract met le Gauleiter nazi Robert Wagner[1] dans une fureur terrible. Ce dernier demande à Himmler[2] l’autorisation de condamner à mort les coupables sans aucun jugement, dès qu’ils seront capturés, afin de faire un « exemple salutaire » pour les Alsaciens. Peu impressionné, le FJA diffuse un nouveau tract en septembre 1942, exhortant les jeunes Alsaciens à lutter contre le nazisme.
En décembre 1942, une nouvelle étape est encore franchie : le FJA décide de fournir à chaque incorporé de force une carte d’identité spéciale et secrète, imprimée en français, anglais et russe. Le document précise que le détenteur est de nationalité française et qu’il est enrôlé de force dans la Wehrmacht. Cette carte devait servir en cas de désertion ou de capture par les forces alliées, notamment soviétiques.
[1] Véritables potentats locaux, bénéficiant d’une très grande autonomie à l’égard des ministères, les Gauleiter sont des hauts fonctionnaires représentants directs du parti nazi en charge d’un territoire. Ils sont notamment en charge de la diffusion et du respect de l’idéologie nazie par les populations.
[2] Criminel de guerre, Heinrich Himmler (1900-1945) fut l’un des plus hauts dignitaires du Troisième Reich, exerçant la fonction de « Reichsführer-SS », c’est-à-dire maître absolu de la SS (principale organisation militaire nazie). En fuite après la capitulation allemande, il fut arrêté par les forces britanniques, mais parvient à se suicider à l’aide d’une capsule de cyanure au moment où son identité était découverte, échappant ainsi à la justice.
La fin du FJA
Hélas, en décembre 1942, un membre du groupe est arrêté, « questionné » par la Gestapo, puis relâché. Sans doute a-t-il parlé … En janvier 1943, saisi de remords, il avoue à Alphonse Adam et Robert Kieffer avoir passé un accord avec la Gestapo.
Alertés, les membres du groupe constatent qu’ils sont suivis par les agents de la Gestapo. Dans l’urgence la plus absolue, ils décident de dissoudre le groupe et de fuir en France ou en Suisse.
Le 17 janvier 1943, Alphonse Adam et Robert Kieffer recourent à l’une de leurs filières d’évasion du secteur de Lörrach (Bade-Wurtemberg). Malheureusement, ils sont arrêtés dès leur descente de train. En tout, les autorités allemandes parviennent à arrêter 24 membres du FJA. Les prisonniers sont interrogés et torturés dans les locaux de la Gestapo, rue Sélénick à Strasbourg. Ils sont ensuite incarcérés à la prison de la rue du Fil, puis transférés au « camp de sûreté » de Schirmeck, dans l’attente de leur jugement à Bühl en Allemagne.
Les 6 et 7 juillet 1943, les membres du FJA comparaissent à Strasbourg devant le « Tribunal du peuple » (« Volksgerichtshof »), présidé par le juge nazi Roland Freisler[1]. Ce dernier les accuse d’avoir mis sur pied une organisation qui visait la séparation de l’Alsace allemande du Reich, d’avoir incité de « jeunes Allemands d’origine alsacienne » à désobéir et fabriqué une carte française attestant que les incorporés étaient « des amis des ennemis du Reich », mais aussi d’avoir organisé la fuite de jeunes incorporables et de prisonniers de guerre français, exécuté des actes de sabotage et diffusé des renseignements secrets de l’administration et de la police.
Aux yeux des nazis, les Alsaciens sont des Allemands. Ce faisant, tout acte de résistance équivalait à une « trahison ». Le 8 juillet 1943, le Tribunal prononce 6 condamnations à mort et 18 condamnations de trois à dix ans de détention.
Ignorant les droits de la défense, bafouant le principe du contradictoire, admettant comme preuves les aveux obtenus sous la torture, il s’agissait évidemment d’une parodie de procès : les condamnations à mort avaient été décidées par le juge Freisler et le Gauleiter Wagner avant même que le procès ne commence.
Toutefois, à ce moment, les six condamnés à mort pouvaient encore espérer une suspension de leur exécution, comme pour les condamnations des membres du réseau l’équipe « Pur-Sang »[2] en janvier 1943.
Mais, à la suite des manifestations patriotiques du 14 juillet 1943 à Strasbourg où le drapeau français avait été hissé au sommet de la cathédrale et une distribution gratuite de vin rouge organisée dans les cafés de la Ville, le Gauleiter Wagner était déterminé à faire un « exemple » et il obtient de Berlin que la peine soit exécutée le plus rapidement possible.
Le 15 juillet 1943, à l’aube, les 6 condamnés furent fusillés au stand de tir Desaix, au port du Rhin. Leurs corps furent incinérés au cimetière nord de la Robertsau et leurs cendres jetées dans le canal de la Marne au Rhin afin qu’il soit impossible à quiconque d’envisager de se recueillir sur leur tombe et d’honorer leur mémoire.
Comble de cruauté, les familles reçurent l’ordre, peu après, de venir chercher les effets des condamnés, parmi lesquels se trouvaient les chemises qu’ils portaient lors de l’exécution, tâchées de sang et perforées par les balles des fusils.
Le 10 juillet 1945, après la libération de Strasbourg, Henri Frenay, alors commissaire aux Prisonniers, déportés et réfugiés, remit à Robert Kieffer la Médaille de la Résistance à titre posthume.
Une rue de Bischheim porte son nom et un pavé de mémoire (« Stolpersteine ») vient d’être posé, en avril 2024, devant la maison de ses parents.
[3] Roland Freisler (1893-1945) était le juge pénal le plus connu du Troisième Reich. « Symbole de la justice injuste », il prenait plaisir à humilier les accusés et à les priver de leurs droits les plus élémentaires. Ses réquisitoires étaient marqués par la malveillance et la partialité. Freisler fut personnellement responsable de près de 2 600 condamnations à mort, prononcées lors de parodies de procès et visant, bien souvent, des résistants au nazisme.
[4] L’équipe « Pur-Sang » était un réseau de passeuses issues du mouvement scout des Guides de France (GDF). Ce groupe, en majorité constitué de femmes, s’est formé en octobre 1940 et fut démantelé par les Allemands en mars 1942. Durant sa brève existence, il a permis le passage d’environ 250 prisonniers évadés et d’une centaine de familles alsaciennes en fuite. V. la présentation du groupe « Pur-sang » sur le site du Musée de la résistance 1939-1945 : https://museedelaresistanceenligne.org/media10334-Lquipe-des-Pur-Sang
Alexandre Chifflot,
Arrière-petit-neveu de Robert Kieffer
Elève en classe de 3ème « Turquoise »
Références bibliographiques :
Dernières Nouvelles d’Alsace des 16 juillet 1943, 11 juillet 1953 et 17 juillet 2020 ; Le Nouvel Alsacien du 21 février 1945 (portrait de R. Kieffer) ; Honneur et Patrie du 13 juillet 1945 ; Ch. Béné, L’Alsace dans les griffes nazies, IV, Raon-l’Étape, 1978 ; M. Adam, L. Kieffer, Vivre l’Alsace, Strasbourg, 1979 ; M. Hinckel et J. Pfohl, « Le Front de la Jeunesse d’Alsace (FJA) », Les cahiers de la Fondation de la Résistance, Fondation de la Résistance, vol. 1, juin 2017, p. 53-54.